Emploi des cadres et crise schumpeterienne de l’immobilier
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L’année 2023 se termine comme nous le pressentions depuis la fin du premier trimestre en matière d’emploi des cadres de l’immobilier. Après un bon début d’année, la demande s’est affaissée, la promotion immobilière résidentielle est effectivement entrée en crise. La chute de l’activité s’est accrue à partir de la rentrée et nous terminerons l’année avec une baisse de l’ordre de 25% de notre chiffre d’affaires recrutement, compensée en partie par notre activité de « Talent Development ».
En cette fin d’année, le monde de l’immobilier du commerce et de la distribution, qui fait preuve d’une étonnante résilience voire d’un fort dynamisme (nouvelles enseignes en développement, hôtellerie et restauration) a supplanté les investisseurs institutionnels avec plus de 28% de notre activité. Directeurs de la construction, asset-managers spécialisés, directeurs et responsables expansion, siège et régions, chefs de projets, ont été recherchés.
Les investisseurs institutionnels arrivent en seconde position avec 23% de notre activité : asset-managers et directeurs de l’asset-management dotés le plus souvent d’une composante « value-add », recherche de responsables et directeurs relations investisseurs BtoB, de commercialisateurs BtoC, d’analystes financiers, property-managers intégrés, juristes et « fund-controllers ». Un beau poste de directeur général nous a aussi été confié pour une foncière de développement en région, ainsi que, plus récemment, un directeur de projet et un directeur construction pour une foncière en logistique.
Grâce à un premier trimestre encore très actif, les promoteurs sont en troisième position avec 20% de notre activité (45% les années précédentes) même si bon nombre de ces recherches ont été résiliées par la suite. Il s’est agi de postes de directeur du développement tournés vers les réponses à appels à projets, de directeur de programmes et directeur régional, mais aussi de postes siège de contrôle financier et de postes opérationnels en immobilier d’entreprise, paradoxalement moins touchés que le résidentiel : directeur d’agence d’un opérateur en logistique, directeur du développement, directeur techniques de programmes.
Les directions immobilières des entreprises utilisatrices ont accru leurs sollicitations depuis le troisième trimestre et représentent 11% de notre activité. Nous avons recherché le directeur immobilier d’une association détenant plus de 400 M€ d’actifs répartis sur le territoire national, des chefs de projet, directeurs de l’asset-management et assets managers intégrés. La tendance se poursuit, de nombreux contacts sont en cours.
Le solde, de 18% se répartit entre les services à l’immobilier (10%) : property-managers confirmés et un directeur comptabilité mandants, un directeur général des études et recherche, un directeur des études, le logement social – directeur de programmes aménagement urbain et responsables de programmes, adjoint au directeur des études financières et comptables – et l’ingénierie (directeur et ingénieurs construction).
Les négociations en cours concernent des directeurs, chefs de projet et property-managers intégrés chez de grands utilisateurs, le directeur commercial Europe du Sud d’une grande enseigne commerciale, un directeur de la construction grands projets pour une foncière, un juriste immobilier baux commerciaux, un directeur comptabilité mandants et trésorerie, un responsable du développement chez un spécialiste de l’aménagement de bureaux, un directeur régional Rhône-Alpes en immobilier tertiaire.
Qu’en est-il pour l’année prochaine….Et les suivantes ? Pour tenter de se projeter dans l’avenir, il est nécessaire de revenir sur l’analyse de ces dernières années, en particulier sur le covid, et l’inflation cause principale des difficultés de la profession.
La hausse des taux depuis l’après-covid est la résultante de la combinaison d’évènements de portée mondiale succédant à une très longue période de « quantitative easing ». Les banquiers centraux cherchaient à sortir de la période de taux d’intérêt proches de zéro voire négatifs depuis dix ans, visant une hausse des prix de 2%, ce qui permettait un pilotage économique stable et maîtrisable dans « le monde d’avant ».
Mais l’épidémie de covid et ses confinements a bouleversé les chaînes de production et la circulation des marchandises ; conséquences, pénurie de pièces détachées, de composants électroniques, d’acier, extrêmes perturbations des transports de marchandises, bref les chaînes de production et de logistique ont été profondément déstructurées. C’est aussi vrai des salariés et de leur rapport au travail. La succession des confinements a aussi provoqué une profonde remise en cause professionnelle chez bon nombre de salariés dont certains ont changé de vie, caractérisant « la grande démission ». Le covid a aussi généralisé le télétravail, avec la participation des entreprises utilisatrices qui ont laissé leurs collaborateurs s’autoprescrire leur temps de travail en « distanciel » et « l’hybridation » des réunions pour des tests en grandeur nature avant de l’institutionnaliser, y voyant l’opportunité de réduire de 25% à 50% le second poste de coût après la masse salariale. Ainsi l’épidémie a-t-elle également changé profondément les usages, créée de facto une suroffre potentielle de surfaces de bureaux et généré une pénurie de salariés dans bon nombre de secteurs. Toutes les conditions d’une gigantesque crise de l’offre étaient créées dans la plupart des pays développés. Ainsi la reprise brutale de la demande après covid sur fond de déstockage général, de chaînes de production et de logistique / transport déstructurées, a créé de fortes tensions sur les prix dans tous les secteurs, l’offre ne suivant pas.
Enfin la géopolitique s’en est mêlée début 2022 avec l’invasion de l’Ukraine et la stratégie déstabilisatrice de la Russie, provoquant la réaction des pays européens, lesquels ont mis en place des sanctions et interrompu leurs approvisionnements en pétrole et en gaz auprès d’un des premiers acteurs mondiaux en énergie fossile et matières premières. La hausse exponentielle des coûts de l’énergie en Europe a donc achevé le processus de flambée des prix et généré des comportements économiques en cascade, aboutissant à une inflation dépassant 10% dans la zone euro et 6% en France. Il fallait absolument stopper cette inflation, ce que les banques centrales ont fait en augmentant brutalement les taux d’intérêt, passant d’une stratégie de « quantitative easing » à celle du « quantitative tightening », provoquant la chute de l’investissement des entreprises du fait de taux d’emprunt élevé, la désolvabilisation des consommateurs et acheteurs notamment en matière d’immobilier, et globalement la dévalorisation des actifs immobiliers.
Mais ce n’est pas tout. Il s’y est ajouté d’une part la crise climatique et ses conséquences : réglementations et coûts liés aux investissements nécessaires en matière de développement durable, contraintes du ZAN qui nécessite l’économie circulaire du foncier, et donc sa reconversion et la « construction de la ville sur la ville », privilégiant l’aménagement, la réhabilitation / reconstruction, d’autre part la révolution sociétale et des usages qui en sont les conséquences, tout ceci sur un temps très court.
2023 est l’année de la révélation de ces quatre composantes interagissant entre elles. C’est là sans doute l’unicité de ce qu’il faut bien appeler une crise – en tout cas dans l’immédiat, même si elle est schumpétérienne, car si elle est sans nul doute créatrice de valeur, les transitions et mutations vont s’étaler dans le temps compte tenu de leur complexité, peut être autant que la crise des années 90.
En matière de logements, domaine sans doute le plus critique, les promoteurs et les bailleurs sociaux vont devoir opérer un repositionnement stratégique. Les premiers devront résorber leurs stocks invendus et reconstituer leurs encours. Ils devront également accélérer leur démarches pour réduire leur empreinte carbone tout en recherchant les évolutions techniques, de matériaux, de procédés constructifs afin de réduire les coûts de construction. Il leur faudra lancer de nouveaux produits immobiliers – financiers – contractuels, dont certains avec des investisseurs institutionnels, en utilisant notamment les différentes formules de démembrement foncier / construction afin de rendre solvables les acquéreurs. Les promoteurs devront être plus fortement dotés en fonds propres – ou adossés à des institutionnels – afin de financer les acquisitions foncières de propriétés bâties, la déconstruction – démolition – réhabilitation des ouvrages, la dépollution des sols. Il sera aussi souhaitable qu’ils réinternalisent beaucoup plus que ces dernières années, les forces de vente car il leur faudra bénéficier directement des retours de leur clientèle dans ces périodes de transition. Les acquisitions foncières se feront de moins en moins en « diffus »…Bien sûr cette complexité, cette nécessité de disposer de fonds propres importants, changent la donne, et privilégient a priori les grandes ETI et les groupes nationaux, mais aussi sans doute, de nouveaux opérateurs arrivés au bon moment, adaptables, créatifs et opportunistes. La profession va sans doute connaître d’importantes restructurations.
Du côté des bailleurs sociaux, tous n’auront pas les moyens de travailler à la fois sur la réhabilitation de leur patrimoine et la construction neuve. Ils devront choisir les priorités alors même que leur autofinancement diminue et ils chercheront sans doute de nouvelles ressources par la diversification, déjà engagée pour certains, dans les services, par exemple, avec l’administration de biens pour le compte de tiers, dans l’énergie avec l’utilisation de la géothermie en Ile-de-France et l’installation de panneaux photovoltaïques sur les immeubles du patrimoine afin de les alimenter en électricité et plus encore, de revendre de l’énergie notamment aux maisons de retraite et hôpitaux des collectivités.
Les partenariats devront nécessairement se développer fortement entre bailleurs sociaux, promoteurs, collectivités territoriales et leurs bras armés, SEM /EPL, sous la coordination des élus, surtout dans les régions à fort développement économique ou la programmation sera indispensable entre l’installation d’une « gigafactory », la création des emplois correspondants et la construction / réhabilitation des logements nécessaires aux familles.
Ainsi entre l’adaptation aux nouveaux paradigmes, les diversifications multiples, le renforcement des partenariats, les métiers vont profondément changer, les mix – produits et les stratégies de repositionnement vont devoir être redéfinis, l’acculturation a de nouveaux métiers sera développée notamment par l’intégration de professionnels d’autres disciplines (énergéticiens, spécialistes de la restructuration…) , sachant « parler plusieurs langues » : celles des SEM locales, des aménageurs, des spécialistes de l’efficience énergétique et autres.
Laurent Derote